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Sorcières d’eau

Les nourrissons s’époumonaient allègrement dans les bras de deux vouivres en extase d’avoir aidé à les sauver. Les petites étaient de véritables Filles de Lune puisqu’elles s’étaient transformées quelques minutes seulement après leur naissance pour s’adapter au monde qui les avait vu naître. Seule Circa restait de glace devant la supposée beauté du spectacle, se gardant bien de dire pourquoi ; elle se devait d’en parler à la reine d’abord. Heureusement, toutes crurent que son manque d’enthousiasme résultait de la concentration extraordinaire dont elle faisait usage pour sauver la mère.

Le corps de Naïla n’en pouvait vraiment plus de tous ces changements aussi majeurs que brusques. Petite lueur d’espoir, les signes vitaux de l’Élue étaient maintenant stables et ses Âmes régénératrices continuaient leur travail sans entrave, après que l’on eut craint le pire. Circa prit alors une décision, consciente qu’elle allait provoquer des remous, mais convaincue que c’était la seule option dans les circonstances. Prévenues de la déconfiture des nixes, les sorcières d’eau n’allaient pas tarder à faire leur apparition pour réclamer la jeune femme, qui serait sûrement mise à mort sans aucune autre forme de procès. Elle était beaucoup trop menaçante pour ce peuple de vieilles femmes aigries. Circa et ses compagnes ne pourraient pas faire le poids devant ces furies et elles n’avaient pas le temps d’appeler des secours.

Elle renvoya donc toutes ses compagnes, sauf les brancardières. Celles qui partaient avaient pour mission de ramener les enfants en lieu sûr, dans les murs de la cité impériale des sirènes. Quoi qu’en dise la reine des vouivres, Naïla ne serait pas du voyage. « Compte tenu de ce que je m’apprête à faire, pensa Circa, je risque de ne jamais revoir les murs qui m’ont vu naître, alors inutile de m’inquiéter avec de possibles représailles…» La plus jeune des brancardières demanda, visiblement anxieuse :

— N’aurions-nous pas été plus en sécurité escortées par nos compagnes ?

D’un air qu’elle voulait digne et brave, Circa répondit :

— Non, parce que nous nous rendons chez les sorcières d’eau…

Les deux vouivres écarquillèrent les yeux, avant de s’écrier en chœur :

— Mais on ne peut pas faire ça !

Circa espérait gagner du temps en jouant une carte à laquelle les sorcières ne s’attendaient pas, mais qui pouvait faire la différence entre une Fille de Lune morte et une Fille de Lune vivante…

 

* *

*

 

Derrière Alix s’élevait une forêt bigarrée où les feuillus et les conifères croissaient côte à côte dans un amalgame étrange. De chaque côté, une large bande riveraine parsemée de cailloux et de bois blanchis par le sel et rejetés par la marée.

— Comment vais-je faire pour me sortir de ce pétrin ? rageait-il. Et où peut bien être Naïla ?

Enfin remis de ses multiples blessures, il devait maintenant retrouver la jeune femme. Elle était sûrement vivante puisqu’il respirait toujours. Il avait tenté de sonder les environs, mais l’écho de la présence de Naïla lui était revenu de toutes parts, ses pouvoirs continuant de fonctionner par intermittence.

Le Cyldias réfléchissait à toute allure. La vie sur Mésa était concentrée sous l’eau et en bordure de celle-ci, mais quelques peuples vivaient aussi en marge ; les nains, entre autres. Darius leur avait fait cadeau d’un refuge dans ce monde après qu’ils eurent passé la majorité de leur vie persécutés par les peuples qui habitaient maintenant Dual de même que par les géants de Golia. Ceux-ci les avaient longtemps considérés comme des jouets vivants pour leurs enfants aux comportements cruels. Ces petits êtres de quatre-vingt-dix centimètres étaient pacifiques et se mêlaient très rarement aux conflits, quels qu’ils soient. Ils n’aspiraient qu’à vivre en paix de façon permanente.

Contrairement à ses tentatives pour localiser Naïla, il parvint à repérer une douzaine de créatures dont l’aura correspondait à celle des nains.

Pour une fois, sa magie fonctionna à merveille. Trois petits bonshommes barbus atterrirent à ses pieds, se débattant furieusement contre la force invisible qui les avait menés jusqu’ici. Quand ils comprirent qu’ils n’avaient d’autre choix que de se soumettre, ils adoptèrent un air boudeur et renfrogné qui arracha un rare sourire à Alix. Dans leurs vêtements de peaux, les pieds chaussés de mocassins et les cheveux hirsutes, ils n’avaient pas l’air bien méchant…

Pressé par le temps, Alix alla droit au but :

— J’arrive de chez les Anciens. Je suis un homme de confiance de Darius et je recherche une jeune femme qui a traversé en même temps que moi, mais qui doit être encore sous l’eau. Comment fais-je pour la retrouver ?

Les trois nains inclinèrent la tête d’un même mouvement vers la droite, puis vers la gauche. Ils se mirent soudain à parler tous ensemble, dans une cacophonie assourdissante. Alix les fit taire d’un geste, avant de pointer un index sur le plus dodu. Mais ce dernier, au lieu de s’adresser à Alix, se tourna vers ses voisins et demanda, comme si le Cyldias ne pouvait pas le comprendre :

— Vous croyez qu’il parle de la fille des légendes ?

Les deux autres opinèrent du bonnet avec enthousiasme. Le nain joufflu reprit la parole, mais il n’aida pas beaucoup :

— Le mieux que nous puissions faire, c’est de vous dire à qui faire appel pour obtenir des réponses. Consultez donc les sorcières pour savoir où cette femme s’est retrouvée…

Devant le froncement de sourcils d’Alix, le petit homme haussa les épaules :

— Que voulez-vous ! Nous avons pour politique de ne jamais nous mêler de ce qui ne nous concerne pas… Vous savez, ajouta-t-il avec un sérieux exagéré, ça évite des tas d’ennuis…

Sur ce, il afficha un immense sourire, attendant vraisemblablement qu’Alix le félicite. Ce dernier rageait intérieurement, mais il s’efforça à la politesse.

— Et je les déniche où, ces sorcières ?

— Oh, pas bien loin, répondit le nain, balayant négligemment l’air de sa main droite. Vous passez la butte là-bas et vous devriez rapidement trouver…

Sans plus de cérémonie, les trois bonshommes disparurent en gambadant dans les bois. Alix se dirigea donc vers ladite colline et la gravit. Le spectacle qui l’attendait au sommet n’avait absolument rien en commun avec le paysage derrière lui. Au pied de la colline – beaucoup plus haute de ce côté-ci que de l’autre –, un marécage s’étendait à perte de vue. Aussi loin que le regard pouvait porter, on voyait des arbres desséchés et de grandes mares d’eau stagnante. Çà et là, des carcasses d’animaux et d’autres créatures émergeaient en partie de plaques de boue gluante et verdâtre. Des roches et des troncs couverts de mousse jonchaient le sol spongieux. Pour finir, une dizaine d’oiseaux de proie attendaient patiemment sur leur branche l’heure du prochain goûter. « Charmant », pensa Alix, sarcastique.

Au beau milieu de ce petit paradis trônait une douzaine de cabanes de bois rond dont les cheminées fumaient. Comment on pouvait bâtir dans un endroit pareil, Alix n’en avait pas la moindre idée. Mais il allait devoir trouver le moyen d’attirer l’attention des habitants. Manquant de temps pour une approche subtile, il lâcha un cri :

— Ohé ! Il y a quelqu’un ?

À sa grande surprise, les portes des bicoques s’ouvrirent toutes, sans exception. Sur le seuil apparurent de petites femmes très laides, même d’aussi loin. Alix comprit brusquement que ces sorcières étaient bien particulières ; c’étaient des sorcières d’eau.

Ces femmes de petite taille – un mètre vingt pour les plus grandes – avaient une réputation à faire pâlir d’envie Mélijna. Elles étaient reconnues pour leur cruauté sans bornes avec tout être vivant, parfois même vis-à-vis de leurs consœurs. Elles consacraient leur vie entière à rechercher de nouvelles façons de faire souffrir autrui et à inventer des potions et sortilèges qui sèmeraient la mort et la destruction sur leur passage. Avant la Grande Séparation, elles vendaient, à prix d’or tout ce qu’elles créaient pour alimenter les guerres entre les peuples. Darius les avait donc isolées dans ce monde perdu où elles ne risquaient pas de causer des dommages irréparables. Alix ne doutait pas un seul instant qu’elles avaient continué de parfaire leurs connaissances et leur art, attendant patiemment, de génération en génération, qu’arrive le moment d’étaler toute leur puissance…

Pour l’heure, Alix ne craignait pas le moins du monde ces vieilles femmes aigries. L’arrivée d’un humain signifiait qu’un passage avait été ouvert et que des possibilités d’échanges pouvaient être prises en considération. Il ne fallait donc pas que le visiteur trépasse. Du moins, pas tout de suite…

Une des sorcières se dirigea vers lui, se déplaçant légèrement au-dessus de la fange. Elle s’arrêta à trois mètres du Cyldias et lui adressa un magnifique sourire, qui dévoila les dents manquantes et la langue fourchue. Ses cheveux en broussaille avaient une teinte identique à l’environnement et le même aspect sale et négligé. Elle dévisagea Alix, avant de l’examiner des pieds à la tête, sans complaisance aucune. Ses yeux se posèrent longuement sur la bague que le jeune homme portait au doigt et elle fronça imperceptiblement les sourcils. Quand elle prit la parole, ce fut d’une voix nasillarde et fort désagréable.

— Que nous veux-tu, fils de la Terre des Anciens ? Parle vite et que ta requête soit bonne si tu ne souhaites pas finir comme d’autres messagers sans intérêt.

Pour ponctuer sa phrase, elle désigna un squelette partiellement immergé, insinuant que la vie d’Alix était menacée.

Le jeune homme esquissa un sourire sardonique qui fit tiquer son interlocutrice.

— J’ai besoin d’aide pour retrouver une précieuse jeune femme. Vous ne verrez certainement aucun inconvénient à me donner un coup de main…

Il laissa délibérément sa phrase en suspens. La sorcière plissa les yeux jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que deux fentes. Puis, voulant probablement tester les capacités de son visiteur ; elle prononça une courte formule. L’effet se fit sentir instantanément dans le corps d’Alix. Son sang s’arrêta de circuler, engourdissant ses membres. Mais les Âmes dont le Cyldias se savait maintenant porteur contrecarrèrent cette magie sans difficulté. Comprenant qu’il valait mieux mettre cartes sur table sans délai, Alix reprit à son compte la formule précédemment lancée, priant Alana que sa magie opère. La sorcière d’eau évita le piège, mais elle jugea que les pouvoirs de cet homme exigeaient une discussion loyale.

— Qui cherches-tu ?

— Une Fille de Lune arrivée hier.

Il ne lui servait à rien de cacher la nature de Naïla puisque ces femmes étaient parfaitement capables de reconnaître une Fille d’Alana.

— Pourquoi cherches-tu l’Élue des Dieux ?

« Qu’est-ce que c’est encore que cette appellation ? » pensa Alix.

— Vous savez où elle est ?

— Réponds d’abord à ma question…

Craignant les intentions des sorcières d’eau à l’égard de Naïla, Alix choisit de s’éloigner de la réalité :

— J’ai été chargé de la traquer afin de l’empêcher définitivement de nuire, mais j’ai perdu sa trace après son passage par la porte de voyage.

Un sourire mauvais étira les lèvres de la vieille femme.

— Nous ne sommes donc pas les seules à croire que cette femme est une nuisance pour la survie de notre monde. Nous nous ferons un plaisir de t’aider à la retrouver. Et nous te laisserons le soin de bien faire ton travail ensuite…, conclut-elle, une étincelle de méchanceté dans l’œil.

« C’est ça, songea Alix. Si jamais quelqu’un veut plus tard vous reprocher de l’avoir fait disparaître, vous pourrez vous en laver les mains et dire que ce n’est pas vous…» Il se garda toutefois d’exprimer sa pensée à voix haute.

— Dites-moi simplement comment parvenir jusqu’à elle, dit Alix, ignorant délibérément le sous-entendu.

— Oh, tu n’auras même pas à lui courir après ; elle viendra jusqu’à toi. Et pas plus tard qu’en fin de journée. Les nixes nous ont promis qu’ils nous la livreraient pieds et poings liés. Tu pourras donc t’en débarrasser sous nos yeux et on s’en lavera les mains.

Le rire d’intense satisfaction de la vieille donna envie de vomir à Alix. Sur ce, la sorcière tourna les talons.

Le Cyldias n’aurait pas trop de temps devant lui pour trouver le moyen de les sortir, Naila et lui, de ce mauvais pas…

 

* *

*

 

Circa et ses acolytes avaient quitté la grotte sous-marine avec une appréhension certaine. Elles étaient pleinement conscientes que leurs chances de sauver la Fille de Lune égalaient celles de revoir un jour leur ville, c’est-à-dire presque nulles. Toujours aux aguets, elles rejoignirent la plage d’une petite île perdue, celle-là même où Alix s’était échoué plus tôt. Les vouivres sortirent de l’eau, offrant un spectacle des plus extraordinaires. Les nains, qui prétendaient ne jamais s’occuper d’autrui, ne manquèrent rien de l’événement. À mesure que le corps des trois femmes émergeait de l’eau, il se modifiait. Des ailes se déployaient dans leur dos et leur corps parfait, préalablement couvert d’écailles émeraude chatoyantes, se dévoilait dès qu’elles touchaient le sol avant de se recouvrir d’écailles différentes. Une queue de serpent remplaçait maintenant leurs jambes.

Les vouivres portaient une jeune sirène sur un brancard qu’elles durent bientôt abandonner : les algues dont il était constitué se désagrégeaient au contact de l’air et de la lumière. Elles en fabriquèrent un autre, très précaire aux yeux des nains, et y réinstallèrent la sirène. Cette dernière semblait particulièrement mal en point. Sa poitrine se soulevait faiblement, au rythme d’une respiration saccadée. Son état devait d’ailleurs inquiéter les vouivres puisque l’une d’elles se pencha à maintes reprises sur le corps étendu avant de lancer le signal du départ.

De fait, Circa était de plus en plus inquiète. Dès sa sortie de l’eau, la Fille de Lune aurait dû reprendre sa forme humaine. Or, seules ses branchies avaient disparu. Était-elle trop faible pour se transformer complètement ? Allait-elle rester ainsi indéfiniment ? L’accouchement avait-il altéré ses capacités magiques ? Au moins, cette situation avait l’avantage de lui donner un coup de main. Elle modifia donc son plan initial.

 

* *

*

 

J’émergeai dans un état de semi-conscience, me demandant si ma rencontre avec Alana tenait du rêve ou de la réalité, avant de conclure que je n’avais pas halluciné. Mon corps me faisait souffrir le martyre. Si la déesse m’avait rendu la vie, elle ne m’avait pas fait la faveur d’un corps en meilleure forme. Et ce n’était rien par rapport à ce qu’avaient subi mes jambes ; elles n’existaient tout simplement plus ! De là-haut, j’avais pu constater qu’elles avaient été remplacées par une longue queue recouverte d’écailles corail au lustre vulgaire. Qu’allais-je bien pouvoir faire de cet appendice encombrant ?

Délivrée des enfants, je n’entendais rien qui puisse me permettre de les localiser dans mon environnement. Et je n’avais aucune envie de savoir ce qu’ils étaient devenus. En parfaite mère indigne, je me dis « Bon débarras ! » J’avais d’autres chats à fouetter pour le moment. Je tentai de me redresser, sans y parvenir. Je fis une seconde tentative, les yeux toujours fermés, mais une voix teintée d’un étrange accent me chuchota à l’oreille de me tenir tranquille et, surtout, de ne pas faire montre de la moindre capacité physique. À l’anxiété qui perçait dans le ton, je compris que j’avais tout intérêt à suivre ces conseils.

 

* *

*

 

Les trois vouivres responsables de Naïla avançaient stoïquement vers le marais. Déjà, ces horribles femmes avaient perçu l’approche de la Fille de Lune puisqu’on notait une certaine agitation en contrebas. Circa ouvrait la marche, tête haute, regard froid et calculateur, même si ce n’était qu’une façade. Elle n’avait d’autre choix que d’assumer sa décision et de donner l’impression de ne craindre rien ni personne. Sur le brancard, le corps de Naïla bougeait au rythme des cahots sur le sentier, sans plus. Circa priait de toutes ses forces pour que la jeune femme respecte la demande faite quelques minutes plus tôt. Si elle voulait marchander, il ne fallait surtout pas que les sorcières croient que la Fille de Lune était en état de leur nuire.

Lorsque les vouivres arrivèrent aux limites du terrain palustre, deux douzaines de sorcières d’eau répugnantes flottaient au-dessus du bourbier malodorant. Leurs yeux brillaient d’un éclat dérangeant de convoitise et de cruauté tandis que leur rictus méprisant devenait triomphal au fur et à mesure que s’approchait leur proie. Déjà, les sorcières se voyaient acquérir une puissance phénoménale, grâce à l’Élue des Dieux, de même qu’elles espéraient pouvoir capturer les trois vouivres pour expérimenter sur elles. À l’écart, Alix observait la scène, son cœur battant la chamade. De sa position, il avait sondé le corps de sa protégée et ce qu’il y avait décelé ne l’enchantait guère. L’inquiétude et l’appréhension se lisaient sur ses traits et il dut se faire violence pour ne pas se précipiter à la rencontre des vouivres. Comment allait-il se sortir de cette situation infernale sans que Naïla perde la vie ?

— Que nous voulez-vous ? demanda l’une des sorcières, contenant difficilement son excitation.

— Vous livrer une usurpatrice.

Des murmures coururent aussitôt dans les rangs des mégères et leur porte-parole fronça les sourcils. Circa savait que les sorcières d’eau, bien qu’elles possédaient une magie puissante, étaient dans l’incapacité de sonder un être pour en mesurer la puissance. Dans ce domaine, elles devaient se fier uniquement à leur instinct.

— N’est-ce pas une Fille de Lune que vous portez avec tant de soin ? Les signes annonçant son arrivée ne trompent pas, de même que son aura. Essaierais-tu de nous duper, oiseau des mers ?

Circa dut réprimer son envie de servir une leçon à cette harpie. Elle avait toujours détesté cette appellation ridicule d’oiseau des mers. C’était d’un commun ! Comme si elle était une vulgaire mouette ! Elle répliqua néanmoins avec beaucoup de patience et un brin d’insolence, désirant montrer qu’elle leur était supérieure.

— Si j’avais cru un instant que cette femme était bien celle qu’elle prétendait être, je ne vous l’aurais certainement pas livrée sur un plateau. Je me serais plutôt empressée de la conduire en sécurité. Que croyez-vous ? Que j’ai pour vous une estime telle que je laisserais entre vos mains destructrices un être d’une si grande importance ? Ne voyez-vous pas qu’elle a une queue propre au peuple des sirènes ? Si elle était une Fille de Lune, elle aurait repris sa forme humaine…

Circa avait parlé avec toute l’arrogance et la conviction dont elle était capable. Ce jeu dangereux lui pesait. Deux des sorcières firent mine de s’avancer vers Naïla, mais la vouivre créa immédiatement un cercle de protection autour d’elles. Les vouivres avaient bien peu de pouvoirs, mais ceux qu’elles maîtrisaient se situaient au-dessus de la moyenne. Les sorts de protection comptaient parmi leurs spécialités.

— Un instant ! Je n’ai pas terminé. Comprenons-nous bien : si je vous la livre, c’est uniquement parce que je sais qu’elle ne passera pas la nuit sans votre aide. Je vous demande de ne pas la tuer, mais bien de la guérir.

— Et pourquoi ferions-nous cela ? s’exclama la porte-parole, tombant des nues devant cette effronterie.

— Parce que cette femme vient tout de même d’un autre monde que le nôtre et qu’elle a su tromper même les dieux puisqu’elle a été annoncée comme une Fille de Lune et qu’elle n’en est pas une. Ne croyez-vous pas qu’elle pourrait vous en apprendre beaucoup sur ces passages que vous cherchez depuis si longtemps ?

Toujours méfiantes, les sorcières d’eau échangeaient des regards indécis.

— Pourquoi nous donnerais-tu cette chance de découvrir un autre passage ? Habituellement, les vouivres ne pactisent pas avec nous, elles s’ingénient à nous détruire…

— Tous les peuples qui composent notre univers ont besoin d’un nouveau passage conduisant vers la Terre des Anciens. Le seul que nous connaissons refuse de fonctionner. C’est devenu un enjeu vital pour notre survie à long terme. Je sollicite votre aide parce que je n’ai pas d’autre choix. Cette femme doit vivre pour que nous puissions l’interroger. Après, vous en ferez ce que vous voudrez…

Circa savait que cet argument massue, ajouté à celui d’un possible passage, devrait lui permettre de remporter son pari. Elle espérait ensuite pouvoir envoyer les brancardières quérir des renforts pendant qu’elle-même resterait au chevet de la Fille de Lune. Il était hors de question qu’elle la laisse seule entre les mains de ces mégères. Elle préférait courir le risque d’y laisser sa propre vie.

Les sorcières se consultèrent du regard, la convoitise et l’avidité se lisant sur tous les visages.

— Nous acceptons, mais…

Le silence devint vite pesant. Circa attendait la suite.

— Vous resterez TOUTES ici en attendant qu’elle reprenne conscience… ou non.

Circa ravala un soupir de désillusion. Comme les vouivres ne pouvaient pas communiquer par télépathie, elles n’auraient d’autre choix que d’attendre la mort avec résignation. Circa ne croyait pas pouvoir se sortir de ce guêpier sans aide extérieure. Elle avait souhaité ardemment que son arrêt sur cette île ne serait qu’une transition pour sauver la Fille de Lune, mais elle risquait maintenant de perdre plus que l’Elue des Dieux…

 

* *

*

 

Je n’avais rien manqué de la conversation qui venait de se dérouler. J’avais fort bien saisi les enjeux des heures à venir. Même si j’avais toujours l’impression qu’un rouleau compresseur m’était passé sur le corps, je savais que je ne pourrais pas compter indéfiniment sur les autres pour me sortir du pétrin. Un jour ou l’autre, il faudrait bien que j’assume ce que j’étais de par ma naissance. Il était temps que le changement amorcé sur Brume donne des résultats. Premièrement, il fallait que je connaisse mon environnement et les limites avec lesquelles je devais composer. Aurais-je la capacité de sonder ? Les sorcières d’eau pouvaient-elles communiquer par télépathie ? Pouvaient-elles, elles aussi, sonder ?

Tandis que je réfléchissais à tout cela, les vouivres se mirent en marche. Une voix, que je présumai être celle d’une sorcière d’eau, débita une longue litanie. Quelques minutes plus tard, on me roulait sans ménagement de mon brancard à une paillasse nauséabonde. Je retins un haut-le-cœur alors que l’odeur s’insinuait en moi. Des mains commencèrent à me tripoter, cherchant vraisemblablement la source de mon mal. Un mélange de voix désagréables se fit entendre simultanément sur les causes, les remèdes et je ne sais quoi encore. Cette attention accordée aux moindres replis de mon corps était le moment propice pour quitter mon enveloppe terrestre afin d’avoir une image de mon environnement, et de mes problèmes par la même occasion.

Je vis une douzaine de petites femmes laides et répugnantes penchées sur mon corps de sirène. On aurait carrément dit une mauvaise scène d’un conte de Disney. En retrait, trois femelles étonnantes se tenaient bien droites, de grandes ailes repliées dans leur dos, leur corps couvert d’écailles et leur queue de reptile luisant doucement dans la pénombre. Je présumai qu’elles veilleraient sur mon corps le temps de ma courte absence puis je sortis de la cabane. À peine dehors, je trouvai ce que je n’osais espérer : Alix. Mon cœur fit probablement un bond dans mon corps resté à l’intérieur.

Il était adossé à un tronc d’arbre desséché. Son allure donnait une bonne idée de ce qu’avait dû être la traversée : il était sale, la barbe trop longue, les cheveux hirsutes, les vêtements déchirés et d’humeur, à première vue, massacrante. Bref, la routine ! Comment avait-il réussi à faire accepter sa présence aux sorcières d’eau et qu’avait-il bien pu leur raconter ? Aucune idée ! Mais le seul fait qu’il soit là me rassurait drôlement. Je n’avais nul besoin d’explorer plus loin. Il me fallait plutôt entrer en contact avec mon Cyldias.

De retour sur ma paillasse crasseuse, je me rendis compte que plus personne ne prenait mon corps pour un sujet d’expérimentation. La douzaine de sorcières étaient en plein conciliabule alors que les vouivres veillaient de près sur la sirène que j’étais devenue. Je n’osais imaginer ce qu’avait bien pu penser Alix en voyant mon état. Mais je n’en avais cure pour le moment. Je n’avais jamais été aussi décidée à prouver que j’étais bel et bien celle que je devais être. Avant que je n’aie pu établir un premier contact avec mon Cyldias, une sorcière s’approcha et me fit boire une mixture au goût aussi insipide que son odeur était sucrée.

Je n’ouvris pas les yeux et n’avalai que de très petites gorgées, m’étouffant presque. Je voulais éviter de montrer la moindre amélioration à mon état. Je sentais toujours mes Ames à l’œuvre dans mon corps torturé et c’était tout ce qui comptait.

 

* *

*

 

— Nous aurais-tu trompées, chevalier des Anciens ? Les vouivres sont convaincues que cette femme n’est pas une véritable Fille de Lune. Et toi, tu dis être à la poursuite d’une Fille d’Alana. Qui dit vrai ?

Les sorcières avaient fait entrer Alix dans la minuscule cabane pour le confronter aux nouvelles venues. Mais le Cyldias avait prévu le coup. Les vouivres savaient aussi bien que lui que Naïla était une Fille de Lune tout ce qu’il y a de plus vrai ; elles devaient avoir d’excellentes raisons de taire la vérité.

— Eh bien, il semble que nous ayons un problème ! lança Alix, s’efforçant de paraître le plus sérieux possible. Je ne vois pas de solution autre que d’attendre que cette femme se réveille. Qui peut savoir ce qu’elle nous révélera alors ? Il sera encore temps, à ce moment-là, de prendre une décision la concernant.

— Pourquoi ne l’élimines-tu pas immédiatement ? Ça réglerait le problème et…

— N’étiez-vous pas d’accord avec les vouivres pour lui donner la possibilité de vous indiquer un passage vers la Terre des Anciens avant de l’éliminer ?

— Tu peux très bien le faire ! Si tu as pu venir jusqu’ici, c’est que tu connais aussi les chemins qui mènent d’un monde à un autre. Quant à la Fille de Lune, il nous tarde de récupérer le talisman qui se créera à sa mort. Tant de puissance à portée de main…

Alix cherchait désespérément à gagner du temps. Comme si les Dieux l’exauçaient, un immense tintamarre se fit entendre à l’extérieur. D’un seul mouvement, la petite cabane se vida, ne laissant que les vouivres, de même qu’Alix et Naïla. Exactement ce dont le Cyldias avait besoin. Il tenta aussitôt d’engendrer une cellule temporelle pour contenir tout ce beau monde indéfiniment. Bien qu’il dut s’y prendre à trois reprises, il y parvint finalement…

 

Le talisman de Maxandre
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